Extrait 1

Les Nains encadraient le puits naturel où gargouillait une source d’eau potable que les mineurs de retour d’expédition savouraient depuis des siècles. On était au cœur du Dominion de Platin, sur une route empruntée chaque année par tout ce que la ville comptait de prospecteurs, de pioches et de grossistes en pierres précieuses. Cette route ne menait nulle part, la Cité n’ayant aucun voisin fréquentable à des lieues à la ronde, mais elle était réputée pour pénétrer dans une des régions les plus opulentes en minerais de toute la haute Pénombria. C’était leur nouvelle chasse gardée, longtemps propriété de peuples bien moins amicaux que les Nains mais arrachée de main de maître par les généraux de la ville.

La frontière était une notion vague dans ce monde souterrain et mortel mais les lieux étaient sûrs et la guerre qui ravageait les zones plus profondes n’était ici qu’une vague et lointaine réminiscence.

Et pourtant ils étaient là, tous les cinq, armés et équipés, motivés, aux aguets, se déployant avec discrétion autour de la petite fosse, les mâchoires serrées, les sourcils froncés, les mines concentrées et la respiration bloquée. Ils dégagèrent d’abord prudemment la ligne de tir du Moucheur, un jeune guerrier au sourire désarmant, muni d’une arbalète dont la valeur aurait sans doute pu acheter une armée de mercenaires et dont la finition et les enchantements représentaient la quintessence de l’art militaire des Embrasés. En lui confiant un tel instrument de mort, les seigneurs de la Cité avaient clairement montré la confiance qu’ils accordaient à Wakend, le plus jeune membre de l’illustre, et richissime, clan des Morselame. Avec ses compagnons de route, il s’en montrait digne à tout instant, surtout depuis qu’il avait participé à la récupération du Roi, arraché aux griffes ssyrims quelques années auparavant.

Et pourtant, à comparer de l’éclat épique des autres membres de l’expédition punitive, il semblait presque un novice.

A sa droite, lui aussi un des sauveurs de Thorund TonneForge, le véritable chef du groupe marchait à pas feutré en contournant le puits, son bouclier en main, sa hache tranchante prête à déchiqueter ses ennemis et il affichait cette assurance naturelle, fruit de mille victoires, qui se lisait dans chacun de ses mouvements. Nulle part ailleurs on n’aurait vu un Sarnor guider des Embrasés en Pénombria. Mais Torek TêteDeFer n’était pas n’importe qui et n’avait que peu de points communs avec les autres Nains Déchus qui ruminaient dans les ombres de leurs citadelles, une rancœur millénaire à l’encontre des autres Nains. Maître d’armes de l’Académie militaire, chef d’un clan rallié à Platin par l’honneur et le respect mutuel, il avait gagné ses galons dans l’armée, supplantant invariablement tous les soldats de sa génération, exception faite, peut-être, des deux grands généraux les ayant envoyés là.

En appui du prestigieux combattant, se déplaçant comme une lionne affamée, la superbe Kaya TailleFer était, à elle seule, le gage d’une supériorité tactique et martiale. On voyait sa grande beauté bien avant sa musculature fine et racée. Mais perdre une seule seconde à la contempler pouvait se révéler fatal tant son épée filait à une vitesse que peu égalaient. Elle excellait en tout. Rares étaient ceux qui avaient son habileté, sa force, sa rapidité ou son intelligence. Dans n’importe quel domaine elle pouvait tenir la dragée haute aux meilleurs. Et à la différence des autres, elle continuait à progresser, à apprendre, à varier ses coups et ses stratégies. Issue du petit peuple, elle était la Naine  la plus aimée et la plus respectée de Platin et son mari, le féroce Kimli, considéré comme le plus grand chanceux de la ville ! Et elle s’apprêtait à frapper fort.

Le quatrième membre du groupe était, de l’avis de tous, une énigme pour le commun des Platiniens. Combattant avec deux curieuses haches, il avait une façon de se déplacer, de combattre et de vivre complètement marginales à tel point qu’on le craignait autant qu’il fascinait. Surgissant des ombres à l’improviste, quittant la ville des semaines durant, frappant les ennemis de Platin avec violence, il marquait les esprits par sa cruauté perturbante et son sang-froid unique. Une véritable légende s’était construite autour de ses exploits dont certains, exceptionnels, l’ancrait dans la caste fermée des héros. Il était celui grâce à qui les mineurs n’avaient plus peur dans le noir opaque de Pénombria. Sa simple existence avait fait refluer les démoniaques Ssyrims dans les ombres tant il semblait les traquer sur leur propre terrain, installant le doute pour la première fois dans leurs esprits pervers et calculateurs. On l’appelait le ChanteHache en raison du son étrange que faisaient ses armes quand elles fendaient l’air. Pour ses rares amis, il était Gakin, un patronyme qui se raréfiait et qui signifiait « le don » dans le vieux sabir du Nord. Et à première vue, de don, il n’en avait reçu aucun de Memnor. Il aurait fallu deux Gakin pour remplir l’armure de Torek et aucun membre de son clan n’avait survécu aux tragiques évènements du dernier siècle. Il n’était qu’un jeune Nain isolé et faiblard de plus dans la longue litanie d’orphelins qui servaient la Cité comme une mère de substitution.

Mais pour peu qu’on l’ait vu se battre, pour rien au monde on n’aurait souhaité l’affronter. On le fuyait comme la peste, ennemis, bien sûr, comme prétendus amis. Et, pour encore ajouter à sa légende, il était celui qui avait connu les prisons de Zymensis et s’en était sorti seul, par deux fois, ramenant les scalps de ses nombreuses victimes ssyrims tressés dans sa barbe blonde !

Enfin, pour compléter ce fabuleux groupe, une fine silhouette féminine se glissait comme souvent dans ses pas. La deuxième Sarnor du groupe suivait Gakin comme son ombre non comme une élève douée à la soif de découverte mais comme une jeune Naine amoureuse de son héros dont le secret, habilement dissimulé par le jeune couple, était une des composantes majeure de l’excitante relation. Joylina, par son caractère intrépide, avait décidé de lier son destin au ChanteHache, égayant ses pas de beaux et doux moments d’intimité, transformant son chemin semé de morts en aventure permanente de vie et d’exploits.

Gakin était le danger permanent, la bravoure personnifiée et le zest de folie qui faisaient basculer les batailles. Elle était la finesse, la joie et le pétillant dans l’enfer de Pénombria. Là où d’autres avaient abandonné toute tentative de l’accompagner dans ses sorties sanglantes, elle se laissait griser par le risque et la présence animale de son amour. Mais le profil de la jeune aventurière ne se limitait bien sûr pas à cela. Habile combattante, légère et rapide, capable de manier toutes les armes courtes, de la rapière perforante à la massue étoilée, elle était, pour ne rien gâcher, une servante enthousiaste de Sahna NobleCoeur, la déesse naine du Foyer dont elle espérait mettre le dogme en pratique avec son ChanteHache !

Et lorsqu’il fit un signe éloquent avec deux de ses doigts levés et un autre en direction du puits, tous hochèrent la tête. Si la plupart étaient des officiers expérimentés dans l’armée régulière ou dans le Bataillon, ils se fiaient à lui dans ce monde souterrain et inconnu, son domaine de prédilection, son véritable foyer.

Ils se déployèrent et se figèrent, prêts à frapper.

D’un regard, Joylina et Kaya se mirent en place, laissant aux Nains du groupe le soin de fourbir leurs armes. La première sortit une vaste gourde emplie d’un liquide épais et odorant qu’elle vida à proximité du puits.

Le liquide coula lentement sur la pente douce et commença à basculer dans le puits, lentement.

Kaya attendit un court instant avant d’entrechoquer ses pierres à briquet l’une contre l’autre, une étincelle allumant instantanément l’alcool qui s’embrasa et gagna l’ouverture de la source.

Une voix aigüe glapit dans les ombres, confirmée par une autre qui jura comme un charretier, et une main s’extirpa du trou, bientôt suivi du corps entier d’un Ssyrim brun et élancé, paniquant de voir sa cape brûler à toute vitesse.

Bien entendu, les intrus avaient entendu le groupe arriver. Mais, confiants dans leur propre discrétion autant que sous-estimant les facultés des Nains, les deux Vipérins espéraient qu’en se dissimulant là, ils ne risqueraient pas d’être inquiétés.

Les Platiniens restèrent un court instant fascinés devant le spectacle de cet être magnifique, au visage fin et délicat doté d’un regard cruel et fendu de pupilles reptiliennes, s’ébrouer pour échapper aux flammes. Même ainsi, il avait la grâce et la finesse de ses ancêtres elfiques tout en conservant l’aura de malaise inhérent à son statut surnaturel de créature artificielle, créée de toute pièce par des Sorciers de l’ancien temps, celui où les dieux foulaient encore la surface et éclairaient les peuples de leur magie, lumineuse ou, dans ce cas, perverse.

– Et d’un ! jubila Wakend, fichant d’un trait précis dans le crâne du Ssyrim, un carreau torsadé à l’empennage métallique.

Ses quatre camarades lui renvoyèrent une moue appréciatrice.

Soudain, avec une acrobatie parfaitement exécutée, le second bondit à son tour face aux Nains. Les voyant sur leurs gardes et belliqueux, il les toisa avec un mélange d’amusement et de mépris. Ses deux lames recourbées apparurent immédiatement dans ses mains et il commença un ballet hypnotique devant leurs yeux furieux.

Wakend tira joyeusement le second projectile de son arme et le Vipérin n’essaya même pas de riposter. Juste un sourire en coin quand le carreau ricocha sur ses défenses magiques. On vit l’air onduler légèrement autour de lui.

– Sorcelame ! jura Torek, qui avait vu bien trop des siens mourir face à cette engeance alliant les pires sortilèges d’ombres à la finesse d’un entrainement militaire des plus efficaces.

Kaya et Gakin se ruèrent sur le Ssyrim et l’agressèrent  avec un mélange d’attentisme et de rudesse afin d’éprouver ses défenses. Ils durent convenir que le bougre était plus qu’habile. Le ChanteHache fit signe à la guerrière de jeter un coup d’œil à son bouclier. Le métal avait été entamé par le tranchant de sa lame et la fêlure fumait comme marquée par l’acide.

Gakin avait encaissé les coups avec ses deux haches de Mithril, un matériau d’une pureté rare et elles étaient encore intactes, au grand déplaisir du Ssyrim qui se tourna vers lui en lui éructant des insanités bien sentie sur ce qu’il pensait des Embrasés en général et de celui-ci en particulier.

– Je parle ta langue, grogna Gakin.

– Tu ne devineras jamais comment il l’a apprise, ajouta Kaya, saisissant la perche au bond.

– Des prisonniers torturés, peut-être ? lança Torek en se rapprochant, le visage à moitié dissimulé par son large écu frappé aux couleurs de son clan et de sa ville d’adoption.

– Non non, confidences sur l’oreiller ! sourit la combattante en faisant mine de se gausser du Ssyrim en s’adressant directement à lui. Il a bien connu ta mère !

Et leur ennemi soupira, d’un air las, secouant la tête. Il renifla de mépris, bombant légèrement le torse, exprimant par ce simple geste ce qu’il pensait de leur ruse et l’écart qu’il y avait entre un fils d’une noble lignée de sa race si parfaite et la racaille si fruste de pauvres Nains Embrasés des bas quartiers de la petite Cité assiégée de Platin.

– Vous pensiez sérieusement que ça allait marcher ? interrogea le Ssyrim en se délectant de sa supériorité.

– Non, répondit Gakin imperturbable. J’ai déjà mangé un des tiens. Je me limiterais donc à ce genre de contact.

Le Ssyrim le fixa avec intensité, devinant dans les multiples couleurs de sa barbe, les restes des chevelures de certains de ses semblables. Par sa barbarie et par la haine qu’il inspira chez le Sorcelame, Gakin était devenu l’ennemi à abattre.

– Muzkhgrum ! hurla Joylina de l’arrière.

Bien dissimulée derrière Torek TêteDeFer, la jeune Sarnor, Prêtresse autant que combattante, avait pris le temps de préparer un sortilège efficace contre le bouclier magique du Ssyrim. Amplifiée en territoire nain, la magie de Joylina déferla sur les protections magiques qui volèrent en éclat, retombant en braises incandescentes tout autour de lui, comme s’il venait d’être frappé par un météore invisible. Surpris, le guerrier recula, contra en catastrophe un nouveau carreau de Wakend qui visait sa tête avant de trouver, au beau milieu de ses défenses, les haches de Gakin et l’épée de Kaya.

Il encaissa cinq blessures terribles avant de s’effondrer et de lancer une ou deux dernière malédictions que Kaya troubla d’un magnifique coup de pied en plein visage, lui brisant quelques dents et une belle partie de la mâchoire.

Torek approcha, lui saisit la chevelure et lui trancha la tête proprement avec un air satisfait.

– Tu veux garder une mèche ? interrogea Torek en direction de Gakin, dont les us et coutumes sauvages fleurissant sa barbe étaient connues de tous et, souvent, fort appréciées.

– C’est Joylina qui nous a ouvert la porte et c’est Kaya qui lui a porté le coup mortel. Je n’ai aucun droit sur son cadavre.

– Des éclaireurs, prévint Wakend en sortant un petit nécessaire cartographique des poches du premier Ssyrim vaincu.

– Alors la guerre est de retour sur notre sol, soupira Kaya.

– Ce sera court et violent, cette fois-ci, confirma Torek en achevant de dépouiller sa victime. Allons prévenir nos généraux.

– Je fais une petite reconnaissance avant, au cas où ils auraient installé un campement à proximité, lança Gakin en poursuivant sa route. Je vous rejoins à Platin.

– Je t’accompagne, rit Joylina. N’oublie pas que je suis celle qui « ouvre les portes » !

Torek et Kaya s’amusèrent de voir ce rude solitaire de ChanteHache ainsi collé aux basques par une jeune bavarde qui savait de plus en plus se rendre indispensable. Avec une jeunesse aussi dynamique, la guerre pouvait venir, elle serait bien reçue !

S’en retournant joyeusement à Platin, ils ne virent pas la belle petite Sarnor s’agripper au bras de son guerrier pas plus qu’ils n’entendirent la petite voix qui glissa en chuchotant :

– Je te promets de t’ouvrir toutes les portes que tu souhaiteras…

Et les rires étouffés résonnèrent dans l’obscurité.

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